Monsieur Reichlen sait qu’il effectue son dernier parcours professoral, car il arrive à l’âge inéluctable de soixante-dix ans. Il compose pour cette Saint-Nicolas qui termine la longue série commencée en 1916, une carte joyeuse et dansante qui évoque un cortège quasi-virtuel: il n’en reste que la lumière. La Tour de la cathédrale, qui vient de se voir dotée d’un système permanent d’éclairage, participe dans les mêmes tons à cette célébration idéale.
Pour l’artisan fidèle d’une tâche de longue haleine, pour l’artiste sensible et indépendant des modes, voici donc venu le temps de la retraite: Eugène Reichlen quitte le Collège Saint-Michel en juillet 1956; il y avait commencé sa carrière en septembre 1909. Ce départ, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ne va pas sans amertume. D’abord parce que, à l’instar de plusieurs professeurs de cette génération, il n’accepte pas d’être « contraint » de s’arrêter. Même par l’effet d’une loi raisonnable qui fixe à soixante-dix ans la limite ultime de l’activité des fonctionnaires de l’Etat, y compris pour les professeurs. Il se sent quant à lui encore suffisamment en bonne santé pour supporter les fatigues d’une année scolaire. Oh! il subit bien de temps à autre quelques naïves cruautés de la part de ses élèves. Il les traite alors de « voyous » ou de « sadiques »... et n’y pense plus. En vérité, il ne peut pas envisager d’être privé de leur compagnonnage quotidien, qui lui apporte tant de satisfactions. Il a aussi parmi ses collègues de solides amitiés dont il prévoit qu’elles vont se distendre dans l’absence. Mais surtout il souffre que nos autorités trouvent tout à coup les ressources financières qui ont toujours manqué quand il s’agissait de répondre à ses propres demandes. Ainsi, dès son départ, on installe l’eau courante dans la salle de dessin - confort élémentaire qui paraît aller de soi aujourd’hui -, alors qu’il avait souffert tant d’années de l’indiscipline engendrée par les continuelles allées et venues des élèves vers le robinet situé dans les corridors. De même change-t-on soudain tout le mobilier: les bancs d’école, où deux élèves jouaient des coudes pour trouver une place de travail un peu plus étendue, font place à d’élégants et confortables chevalets qui offrent toutes sortes d’avantages supplémentaires pour les techniques de la peinture. C'est ainsi que, depuis le jour de sa dernière leçon, et après avoir enlevé de « sa » salle toute trace de son passage, M. Reichlen n’est jamais revenu au Collège, malgré les invitations régulièrement envoyées aux professeurs retraités à l’occasion du "Valete", de la Saint-Pierre Canisius, ou de la fête du Recteur.
Dans les années de sa retraite, M. Reichlen montait presque chaque jour vers le Guintzet pour une promenade qui lui permettait de revoir dans un large horizon ses chères montagnes de la Gruyère. Je l’y ai rencontré bien souvent, puisque, habitant tout à côté, je m’y trouvais également quand je sortais avec mes jeunes enfants. Que de bons moments avons-nous passés ensemble à parler peinture, traditions populaires, conditions de vie dans l’ancien temps... et parfois, très peu, du Collège. Il s’arrêtait alors sur le chemin d’où l’on aperçoit le toit du Lycée, et, me désignant la fenêtre de la salle de dessin, il me demandait d’un ton bourru: « Comment ça va, avec mon successeur? »
Si j’ai voulu prolonger ma conclusion par ces quelques propos, c’est, sans doute, parce que, dans mon intérêt pour les cartes de la Saint-Nicolas, il entre beaucoup d’attachement pour leur créateur.
En guise de post-scriptum, cette "feuille volante" écrite par Michel Favarger dans "La Liberté", en décembre 1956:
" Il y a quelqu'un à Fribourg que j'envie fort: c'est le peintre Eugène Reichlen. Pourquoi ? Vous me le demandez en cette veille de la Saint-Nicolas ? C'est parce qu'il possède une collection complète des cartes éditées en de semblables et solennelles occasions. Le bon archevêque de Myre se retrouvait chaque an le même... et pourtant autre. A la fine pointe de l'actualité, soulignée d'une autre pointe, double à vrai dire, celle de l'esprit et du crayon. Régulièrement, un élève de rhétorique - Prix de poésie l'année précédente souvent - y allait de ses vers. Pas... sévères du tout, graves tout au plus, comme il convenait. L'illustrateur ne changeait pas en cette période, de même qu'Eugène Reichlen reste le même, caustique et fin comme les Bise dont il tient, et artiste toujours en authentique Reichlen qu'il est. " M.F.
Commentaires de Louis Dietrich:
Monsieur Reichlen sait qu’il effectue son dernier parcours professoral, car il arrive à l’âge inéluctable de soixante-dix ans. Il compose pour cette Saint-Nicolas qui termine la longue série commencée en 1916, une carte joyeuse et dansante qui évoque un cortège quasi-virtuel: il n’en reste que la lumière. La Tour de la cathédrale, qui vient de se voir dotée d’un système permanent d’éclairage, participe dans les mêmes tons à cette célébration idéale.
Pour l’artisan fidèle d’une tâche de longue haleine, pour l’artiste sensible et indépendant des modes, voici donc venu le temps de la retraite: Eugène Reichlen quitte le Collège Saint-Michel en juillet 1956; il y avait commencé sa carrière en septembre 1909. Ce départ, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ne va pas sans amertume. D’abord parce que, à l’instar de plusieurs professeurs de cette génération, il n’accepte pas d’être « contraint » de s’arrêter. Même par l’effet d’une loi raisonnable qui fixe à soixante-dix ans la limite ultime de l’activité des fonctionnaires de l’Etat, y compris pour les professeurs. Il se sent quant à lui encore suffisamment en bonne santé pour supporter les fatigues d’une année scolaire. Oh! il subit bien de temps à autre quelques naïves cruautés de la part de ses élèves. Il les traite alors de « voyous » ou de « sadiques »... et n’y pense plus. En vérité, il ne peut pas envisager d’être privé de leur compagnonnage quotidien, qui lui apporte tant de satisfactions. Il a aussi parmi ses collègues de solides amitiés dont il prévoit qu’elles vont se distendre dans l’absence. Mais surtout il souffre que nos autorités trouvent tout à coup les ressources financières qui ont toujours manqué quand il s’agissait de répondre à ses propres demandes. Ainsi, dès son départ, on installe l’eau courante dans la salle de dessin - confort élémentaire qui paraît aller de soi aujourd’hui -, alors qu’il avait souffert tant d’années de l’indiscipline engendrée par les continuelles allées et venues des élèves vers le robinet situé dans les corridors. De même change-t-on soudain tout le mobilier: les bancs d’école, où deux élèves jouaient des coudes pour trouver une place de travail un peu plus étendue, font place à d’élégants et confortables chevalets qui offrent toutes sortes d’avantages supplémentaires pour les techniques de la peinture. C'est ainsi que, depuis le jour de sa dernière leçon, et après avoir enlevé de « sa » salle toute trace de son passage, M. Reichlen n’est jamais revenu au Collège, malgré les invitations régulièrement envoyées aux professeurs retraités à l’occasion du "Valete", de la Saint-Pierre Canisius, ou de la fête du Recteur.
Dans les années de sa retraite, M. Reichlen montait presque chaque jour vers le Guintzet pour une promenade qui lui permettait de revoir dans un large horizon ses chères montagnes de la Gruyère. Je l’y ai rencontré bien souvent, puisque, habitant tout à côté, je m’y trouvais également quand je sortais avec mes jeunes enfants. Que de bons moments avons-nous passés ensemble à parler peinture, traditions populaires, conditions de vie dans l’ancien temps... et parfois, très peu, du Collège. Il s’arrêtait alors sur le chemin d’où l’on aperçoit le toit du Lycée, et, me désignant la fenêtre de la salle de dessin, il me demandait d’un ton bourru: « Comment ça va, avec mon successeur? »
Si j’ai voulu prolonger ma conclusion par ces quelques propos, c’est, sans doute, parce que, dans mon intérêt pour les cartes de la Saint-Nicolas, il entre beaucoup d’attachement pour leur créateur.
En guise de post-scriptum, cette "feuille volante" écrite par Michel Favarger dans "La Liberté", en décembre 1956:
" Il y a quelqu'un à Fribourg que j'envie fort: c'est le peintre Eugène Reichlen. Pourquoi ? Vous me le demandez en cette veille de la Saint-Nicolas ? C'est parce qu'il possède une collection complète des cartes éditées en de semblables et solennelles occasions. Le bon archevêque de Myre se retrouvait chaque an le même... et pourtant autre. A la fine pointe de l'actualité, soulignée d'une autre pointe, double à vrai dire, celle de l'esprit et du crayon. Régulièrement, un élève de rhétorique - Prix de poésie l'année précédente souvent - y allait de ses vers. Pas... sévères du tout, graves tout au plus, comme il convenait. L'illustrateur ne changeait pas en cette période, de même qu'Eugène Reichlen reste le même, caustique et fin comme les Bise dont il tient, et artiste toujours en authentique Reichlen qu'il est. " M.F.